February 3 - March 31, 2018

Salto di Tiberio

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Texte de Sabrina Tarasoff
Traduction de Yves-Alexandre Jaquier

Cher F.,

Dernièrement, j’ai fait beaucoup de rêves d’écriture. La plupart d’entre eux impliquent un renversement apaisant des mots écrit et parlé, un basculement vers une espèce de rêve-réalité à l’intérieur de laquelle les choses physiques du langage ne veulent ni tenir sur le papier ni apparaître à l’écran, alors, exaltée, je finis par me réciter, doucement mais à haute-voix, le fond de tout ce que j’espère y inscrire. Hors de la bouche, chaque mot incanté suit une sensation de vertige, semblable à celle d’être lâchée dans le vide : comme la mort et la décharge de dopamine qui dit-on la précède je me sens moi-même tomber avec le langage dans une crise de rire étourdissante. Au matin, ce qu’il me reste en mémoire n’est pas ce dont « parlait » mon traité onirique, mais plutôt son ressenti—la sensation de l’écriture tandis qu’elle bascule du rebord de la pensée.

En rêve, directement, je m’avance pour écrire sur tes sculptures, mais dans ce rêve ce n’est pas l’écriture qui se tient sur le rebord—c’est moi. De mon perchoir (qu’apparemment on appelle « la critique », mais n’empruntons pas cette voie), j’essaie de prendre des notes sur la mini-polis monochrome de maquettes architecturales en terre polie et peinte ; chacun des bancs de gymnase, des cavea, des nymphées, des thermes mal famés semblent écrasés par ma taille cyclopéenne. Clairement, ma tâche relève de l’ekphrasis, mais puisque le texte ne tient toujours pas sur le papier, c’est la parole qui se déverse dans le cours de ses chemins irréfléchis. Les mots sont tous si densément connectés que, dans leur chute, leur sensibilité cénesthésique se réduit à un grand
Waouh ! Le mouvement m’entraîne avec lui et, tandis que je m’abandonne, rattrapée par un sursaut je me réveille.   

En plein jour, je recherche le seuil entre écriture et parole, entre la parole et tes sculptures…

« Ce vertige sous ses deux formes met en œuvre des mécanismes d’excorporation et de projection. Le vide extérieur qui attire s’avère souvent une projection du sentiment de vide intérieur du patient. L’analysant ressent différentes façons d’être angoissé et fasciné par le vide extérieur suivant ce qu’il projette ; d’ailleurs suivant les projections du patient ce dehors attirant change, il peut l’être aussi comme un espace relationnel plein de richesses, entre les deux toute une série de nuances peuvent prendre place. » (Danielle Quinodoz, Le Vertige, entre angoisse et plaisir, 1994)

« Pourtant ils étaient si fulgurants, ces paragraphes, si brillamment écrits, ils projetaient des éclairs si intuitifs que le mort semblait présent dans la pièce. Leur lecture ininterrompue provoquait une sorte de vertige : accablée, Katherine se demandait ce qu’elle allait bien pouvoir en faire. » (Virginia Woolf, Nuit et jour, 1919, trad. Catherine Naveau)

« Le monde et les gens qui le peuplaient venaient soudain d’échapper à sa compréhension et elle se sentait devant le grand danger de perdre une fois pour toutes l’univers dans sa totalité : sentiment difficile à expliquer. » (Jane Bowles, Deux dames sérieuses, 1943, trad. Jean Autret)

… Et ainsi de suite, fouiller le sentiment vertigineux de rencontrer ton travail à bout portant, en particulier dans le cadre du schisme rêve/non-rêve qui ébranle les éléments de mesures comme la distance et l’échelle. Que dire de la production du vertige dans ces pièces ? C’est une expérience troublante que d’aller et venir entre le mat de chaque sculpture nouvelle et le blanc de la page, notamment quand le travail mène aux méandres d’un subtil réseau de références. Inspirées des souvenirs qu’au XVIIIème siècle les jeunes hommes ramenaient de leur Grand Tour, tes maquettes d’architectures antiques à petite échelle possèdent une ambiguïté formelle dont l’effet est l’inverse de celui de ces espaces intermédiaires. Sites de fantasme, de projection : mes premières notes disaient à leur sujet…

Tant de cachettes existent au sein de ces formes. Je veux jouer dans ce « pleasure ground », sans me soucier que mon corps en dépasse la capacité. Je me souhaite ainsi un syndrome d’Alice au Pays des Merveilles, qui me permettrait au moins de me sentir changer d’échelle—de m’engouffrer dans les espaces inoccupés, de me lancer dans une course à travers le « prix du mini grand tour » et d’explorer l’espace dans toute son étrangeté.

…ce qui revient à dire : tes pièces me précipitent dans une idée de l’écriture comme espace textuel entièrement dépendant de l’expérience même d’un corps qui regarde et qui écoute. Ekphrastique, mais aussi onomatopéique et auditive, peut-être douée de sens. Pour dire les choses clairement, tes sculptures ne tombent pas comme le langage tombe dans mes rêves. Elles sont trop élégantes, trop mesurées. Elles provoquent une sensation de chute, d’effondrement, d’immersion. Le regard posé sur de petites maisons-jouets, le sentiment d’être loin, coupée du monde (de l’histoire, des principes esthétiques, de la couleur, de la sensation, du sensationnalisme ?).

Je digresse. Dans mon rêve, tes sculptures prenaient des couleurs mates et hermétiques comme les lumières d’ambiance qui, dans les avions, jouent avec notre perception du temps. La « ville » toute entière passerait d’un violet timide, ingénu, à un rose soudain, une douce secousse, juste avant que la mini-polis soit décolorée, qu’elle blêmisse, comme chauffée à blanc. Rien d’étonnant vu les multiples couleurs que tu as envisagées pour les sculptures, ni quand l’on pense au Salto di Tiberio lui-même. Un escarpement sur la côte de Capri duquel, selon la rumeur, l’empereur Tibère jetait les amants récalcitrants et les invités malavisés—je m’imagine le visage des victimes tibériennes rougissant eux aussi, puis blêmes, prenant conscience du saut qui les attend.

Quand je suis revenue à moi, j’étais braquée sur le son de la chute. Un bruissement, mais peut-être un souffle, ou un vacuum aperçu dans les sillons de tes pièces, qui m’a coupé le souffle dans une convulsion comparable, quelque part entre le principe de plaisir et l’angoisse qu’il exacerbe. Une longue liste de diagnostiques s’offre à moi quand, pour découvrir de quelle condition pourrait relever ces états intermédiaires, je consulte le Web. Alternativement, je me vois atteinte d’une carence en Vitamine B, d’une « tristesse douloureuse », plus connue sous le nom de dépression, l’heure bleue qui fait tout basculer, voire d’une régression à l’état de puberté, l’idée en soi est affolante, ou alors d’une apnée du sommeil, d’anémie, d’hypothyroïdie, ou d’un syndrome à la tonalité bowienne, le syndrome labyrinthique, qui s’accompagne de pertes d’équilibre, d’un vertige positionnel, et de mouvements oculaires non désirés. Au moindre mouvement, c’est le sentiment que l’on va tomber, comme ça…

« Car ces choses, dont la lourdeur impossible à manier, représentée sur du simple papier, suscite une sorte d’horreur amusée qui laisse pantois, avaient pour équipage des hommes qui sont nos ancêtres directs dans le métier. » (Joseph Conrad, Le Miroir de la mer, trad. Pierre et Yane Lefranc, 1946)

« …si vivant, autonome, conscient de soi et profondément poétique dans ses descriptions à la fois de la survie quotidienne et de la transcendance qu’il tend, à travers l’élaboration du décor, du personnage et de l’intrigue, à un sentiment de claustrophobie. Par moment, j’ai dû me forcer à lever les yeux du texte, et reprendre mon souffle. » (Kate Clinton à propos de Cool For You de Eileen Myles, 2000)  

« Ses phrases venaient en petits halètements. » (E. Phillips Oppenheim, L’Imposteur, 1920)

… une liste empruntée à la littérature, et qui certainement continue à l’infini : il en ressort que chercher son souffle est assez commun, mais systématique quand il y a chute. Peut-être qu’écrire dans cet espace du « salto », du bond, du saut, nécessitait d’être poussée—

Merci de m’avoir fait trébucher.

Amitiés,

S.



Text by Sabrina Tarasoff

Dear F.,

Lately I have been having many writing dreams. Most of them involve an un-burdening inversion of the written versus spoken word, a movement into some dream-reality wherein the physical stuff of language just won’t stick to paper or appear on a screen, and so anxiety exalted I wind up reciting to myself, softly yet out-loud, the contents of whatever I am hoping to inscribe. Out of mouth, each word incanted follows a rush of vertigo related to being dropped; like death and its rumored dopamine rush, I feel myself falling with language in a giddy fit of laughter. In the morning, what I’ve committed to memory is not what my oneiric treatise was “about,” but rather the sensation of it—the sensation of writing as it falls off the ledge of thought.

In a dream, right on queue, I move to write about your sculptures, though in this one writing is not what is on ledge—I am. High up on a perch, (ostensibly called “criticism” though let us not go there,) I’m trying to take notes on the mini-polis of polished and painted clay models of Roman architectural forms, dwarfing by my size each one of little monochrome cavea, nymphy grotto, seamy bathhouse and bench-seated gym. My task is clearly ekphrastic, yet since text is still not sticking to paper, speech instead spills out in its unthinking ways. The words are all so densely connected that as they fall their coenesthetic sensibility is simply a big whoosh! The movement sweeps me along, and as I lay falling, I snap awake.

In broad daylight I am searching back to the threshold between writing and speech, speech and your sculptures, …

“This vertigo in its two forms introduces excorporation as well as projection mechanisms. The attracting external void often turns out to be a projection of the patient’s feeling that he has an inner void. He has different ways of feeling anx-ious about, and fascinated by, the external void, depending on what he projects in-to it; moreover, depending on his projections, this attractive outside changes: it may be felt to be an unfathomable external void, but equally well a relational space filled with riches.” (Danielle Quinodoz, Emotional Vertigo: Between Anxie-ty and Pleasure, 1994.)

“And yet they were so brilliant, these paragraphs, so nobly phrased, so lightning-like in their illumination, that the dead seemed to crowd the very room. Read con-tinuously, they produced a sort of vertigo, and set her asking herself in despair what on earth she was to do with them?” (Virginia Woolf, Night and Day, 1920.)

“The world and all the people in it had suddenly slipped beyond her comprehen-sion and she felt in great danger of losing the whole world once and for all–a feel-ing that is difficult to explain.” (Jane Bowles, Two Serious Ladies, 1943.)

… And so on, excavating the giddy feeling of encountering your work point-blank, especially within the schism of dream/no-dream wherein measures such as distance and scale are dizzied. So what of the production of vertigo in your work? It is a confounding experience to go back and forth between each matte, nouvelle sculpture and the blankness of a writing page, especially working within a deftly meandering network of references. The formal ambiguities of those small-scale models of antique forms of yours, inspired by souvenirs often collected by young men of the 18th century off on their grand tours, act apposite to such threshold spaces. Sites for fantasy, projection—my first notes on them read…

So many hiding spots exist within those forms. I want to play in this pleasure ground, paying no heed to how my body exceeds any maximum capacity. Like so, I wish upon myself a case of Alice in Wonderland syndrome, which would allow me to at least experience myself to scale—cram myself into the unoccupied spaces, race around the ‘mini grand prix tour’ and explore the space for its strangeness.  

… which is to say, your works push me into an idea of writing as a textual space wholly contingent on the very experience of a looking, listening body. Ekphrastic, but also onomatopoeic and aural, maybe sentient. To clarify, your sculptures do not fall like my language does in dreams. They’re too graceful and too measured. They induce the feeling of falling, caving in, sinking. Staring at tiny toy homes from above, feeling oneself far removed from the world (from history, from aes-thetic principles, from color, sensation, sensationalism?)

I digress. In my dream your sculptures shifted in matte and impervious colors, like mood lighting on airplanes that toy with our perception of time. The whole ‘city’ would transition from a shy, ingenue violet to a sudden pink, a soft shock, right before the mini-polis was blanched, turning pale as though scalded and shocked out of color. No surprise, considering the multiple colors that you con-sidered painting the sculptures, nor thinking to the Salto di Tiberio itself. An es-carpment off the coast of Capri, rumored in history as Emperor Tiberius’ choice location for casting off recalcitrant lovers and misguided guests—I can only imag-ine the face of Tiberius’ victims blushing similarly only to turn drain of color when realizing the leap they’re about to make.  

When I woke up from my perch, I was stuck on the sound of the fall. A swoosh, but maybe a gasp, or a blankness seen in the small grooves and tracks of your work, which caught my breath in a similar convulsion somewhere between the pleasure principle and the anxiety it exalts. When I consult the web for what condition could be given to such threshold states, I am given a long list of diag-noses. I might alternately have a Vitamin B deficiency, or suffer from a ‘painful sadness’ more commonly known as depression, the l’heure bleue making a whole room spin, or even be back in a state of puberty, a dizzying thought in itself, or have sleep apnea, anemia, hypothyroidism, or a Bowie-sounding condition known as Labyrinthine, which produces disturbances of balance, a positional ver-tigo, and undesired eye motions. You feel, even with the slightest motion, like you are going to fall, like so…

“For those things, whose unmanageableness, even when represented on paper, makes one gasp with a sort of amused horror, were manned by men who are his direct professional ancestors.” (Joseph Conrad, The Mirror of the Sea.)

“… so vivid, dissociated, self-aware, and flat-out poetic in its description of day-to-day survival and transcendence that it verges on claustrophobic in its realiza-tion of setting, character, and plot. In some places, I had to force myself to look up and away from the words and gasp for air.” (Kate Clinton on Eileen Myles’ Cool For You.)  

“Her sentences came in little gasps.” (E. Phillipps Oppenheim, The Malefactor.)

…. a list in literature, which surely goes on forever; to gasp is quite general as it turns out, but no fall without it. Perhaps writing in that space of the “salto,” the leap, the jump, necessitates a push—

I am grateful to be tumbling per your push.  

Best,
S.