September 10 - November 19, 2022

soleil.je

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FR

soleil.je ("soleil point je" dans la bouche).


Le titre de la première exposition personnelle de l'artiste Romain Bobichon à la Galerie Florence Loewy, provient d'une erreur de frappe d'une mère, celle de l'artiste, écrivant trop vite sur le clavier de son ordinateur.
Il évoque à la fois l'une des étoiles les plus puissantes de l'univers et une valeur référentielle, au plus proche de notre for intérieur : le pronom personnel de notre individualité face au monde. Deux pôles de valeurs aux antipodes l'une de l'autre, liés ou séparés par un point qui ne met fin à rien, bien au contraire.

Avant de m'endormir, il m'arrive parfois de jouer avec les formes nuancées de gris qui se dessinent dans l'infini paysage obscur de mes paupières fermées. Enfant, je me pensais maître de ces abstractions liquides, de ces matières parfois granuleuses, parfois lisses. Travaillant durement à atténuer les formes rugueuses pour en créer une matière soyeuse comme de l'huile, avant de pouvoir enfin m'endormir dans ce monochrome dont la couleur (#16161D) porte un nom : eigengrau (« gris intrinsèque » en allemand). Cette couleur est celle d'un noir impossible. Elle se manifeste dans un contexte de non-vision, par l'apparition de photons lumineux dans l'obscurité. Cette couleur est le souvenir d'un gris mental, d'une lumière dans la rétine.
Dans les peintures de Romain Bobichon, les gris sont colorés dans des nuances obscures, presque boueuses. Ce phénomène de la peinture, parfois incontrôlé, provient des agrégats de la matière, des rencontres entre des couleurs. Des couleurs néanmoins choisies, autant que les formats de châssis choisis, les temporalités de travail, elles, partiellement choisies. Alors que les mesures de son corps, de ses mains, de son buste, ne sont pas choisies. Les gestes sont soumis à l'intuition de ce corps, de ces mains. Les conditions de travail sont variables : d'une économie instable à une lumière naturelle changeante. L'esprit est nourri d'histoires collectives du jour et de lectures solitaires de nuit.

C'est l'été et les toiles sèchent dans l'atelier. Je pourrais vous décrire dans ce texte ce que j'y ai vu : les formats, les couleurs, les matières, les formes. Mais une description textuelle de ces peintures ne témoignerait en rien d'une représentation exacte de celles que vous voyez aujourd'hui en lisant ces mots. De la même manière que vous et moi n'avons pas un spectre visuel identique, et que nos yeux ne lisent pas les mêmes nuances qui se jouent en transparence, le langage que j'aurai utilisé pour décrire partiellement ces peintures, aurait été troublé par ma subjectivité et mes émotions personnelles. D'autre part, le phénomène pictural qui se joue dans chacune des peintures et qui se produit encore à l'heure où j'écris : couches après couches, recouvrant une peinture après l'autre, ne me permettrait pas d'en faire une image mentale figée. Quoi qu'il en soit, il est évident que si je pouvais écrire les peintures de Romain Bobichon, elles n'auraient pas lieu d'être accrochées sous vos yeux. Pourtant le silence n'est pas de mise et ces mots sont bien plus issus d'une relation, vécue contextuellement avec les oeuvres et les pensées partagées avec Romain, qu'une vaine recherche d'utopie sémiotique (recherche de signes, pour les lire et les dire). Ce texte est ainsi à appréhender comme un commentaire sur une relation superposant (encore une histoire de couches) deux présences : celle de la couleur et celle du langage.

Si Romain Bobichon n'emprunte rien aux éléments du réel, il porte une attention particulière à ses pensées pour les autres (artistes), qu'il convoque comme des amix de passages, plus que des repères chronologiques dans l'histoire de l'art. Il les convoque pour se promener avec eux·elles dans l'histoire des formes et des couleurs. À la fin de la journée, il les quitte sans regrets et revient dans la solitude de son atelier. Dans les peintures sédimentaires de Romain Bobichon, il y a des strates d'histoires cachées en elles, comme en lui-même. Elles révèlent sa subjectivité dans leur ensemble et leurs relations, qui se tissent dans cet espace temps qu'il leur dédie, comme des variations uniques d'elles-mêmes. Toutes ces couches de relations, de conditions, de pulsions non-contrôlées, surgissent comme "une surprise qui (lui dit) quelque chose (qu'il ne savait) pas déjà" (1) . Les couleurs se parlent, "se bloquent entre elles, elles se contredisent ; elles vivent et meurent au gré de mouvements de destruction et de reconstruction perpétuelle" (2) . Elles sont relationnelles, elles circulent entre elles, entre vous et moi. Le recouvrement d'une peinture après l'autre sur cette même toile, crée une vibration, un bruit visuel, perceptible selon l'attention portée à ces surfaces qui gardent en mémoire les précédentes, comme des soeurs d'une autre génération ou des expériences passées qui résistent au temps.

Avez-vous déjà essayé d'identifier précisément chaque instrument d'un orchestre, chaque rang qui émet et compose une symphonie ? Ce n'est pas tant cette identification qui compte, que le résultat même de l'écoute et ici, de la vision. De même que les objets hétéroclites, qui nourrissent le collectionnisme des syllogomanes (des gens qui gardent tout ou qui ne jettent rien), n'ont pas de liens entre eux si ce n'est leur relation avec le corps de leur accumulateur·rice qui vit dans les derniers espaces de vides de son habitat envahi. L'abstraction pourrait-elle être une forme de syndrôme de Diogène pictural ? Cannibalisant des souvenirs de formes et de couleurs, assemblés et mélangés dans les transparences de la peinture. L'accumulation de chaque forme, de chaque de couleur, de chaque tonalité musicale crée la cohérence sonore et la perception visuelle d'un ensemble homogène, harmonieux ou dissonant selon l'intention de l'écriture, se répondant dans les interstices des silences, des un·es et des autres.

Certaines personnes comblent le vide par la parole afin de créer un lien constant avec l'autre, comme si le silence altérait le lien entre les corps et les esprits. D'autres, apprécient le vide entre elles et eux. Ils et elles s'entendent dans un vide sonore partagé, qui ralentit la discussion. Ce silence crée un lien dans la réception d'informations issues de la discussion, qui précède celui-ci. L'espace vide est une des conditions de la relation que Romain Bobichon crée avec ses peintures. Il devient un seuil entre lui et elles, entre elles, entre elles et nous. Il est à la fois le chef d'orchestre de ses pensées picturales et l'amix qui crée le lien intime entre chacune d'elles, naissant respectivement dans le contexte de ses ateliers : aujourd'hui situé à Saint-Beauzile, hier à Carquefou, et demain ?

Romain Bobichon évoque dans nos discussions l'artiste, théoricien et activiste Tetsuo Kogawa, qui témoigne de son expérience au sein du mouvement des radios libres japonaises du début des années 1980. Kogawa ré-invente les rapports d'émission et de réception des ondes radiophoniques : du broad-casting (diffusion massive) à la notion de narrow-casting (diffusion restreinte) impliquant une relation plus intime avec les récepteu·rices situé·es dans des périmètres intimes de la ville, s'adressant à un ensemble de personnes situées et impliquées. Nous pouvons donc situer l'origine et l'adresse de la parole. Romain Bobichon tente également de comprendre et d'appréhender ces rapports d'émissions et de réceptions (massive/restreinte) du geste pictural : d'où et pour qui je parle ? d'où et pour qui je peins ? Comme les signes de ponctuation invisibles, qui dictent le rythme de notre énonciation (on ne les voit pas, mais ils nous parlent), l'abstraction, si elle n'abrite pas de signes, n'est pourtant pas muette. Alors comme la bouche, qui nous permet le partage de la pensée, la main pourrait transmettre une pensée picturale, au-delà de l'écriture. Si la main libère la parole, la peinture murmure-t-elle à mes yeux, des pensées sur le bout des doigts ?

Liza Maignan


1. SILLMAN Amy, Faux Pas. Écrits et Dessins, traduit et édité par Charlotte Houette, François Lancien-Guilberteau et Benjamin Thorel, After8Books, Paris, 2022 p. 76
2. Ibid.





EN

soleil.je (pronounced "soleil point je").(1)


The title of this first solo exhibition by the artist Romain Bobichon at the Galerie Florence Loewy came from a typing error by the artist's mother, writing too fast on her computer's keyboard.
It evokes both one of the most powerful stars in the universe and a referential value, closest to our inner self: the personal pronoun of our individuality faced with the world. Two value nodes poles apart from each other, linked or separated by a period that does not end anything, much to the contrary.

Before falling asleep, I sometimes play with nuanced forms of gray that emerge in the dark infinite landscape of my closed eyelids. When I was a child, I thought I was a master of these liquid abstractions, these sometimes granular, sometimes smooth materials. Working hard to attenuate the rough forms to create a silky material like oil, before being able to fall asleep in this monochrome whose color (#16161D) has a name: eigengrau, "intrinsic gray" in German). This color is that of an impossible black. It manifests itself in a non-vision context, through the appearance of photons that are luminous in the dark. This color is the memory of a mental gray, a light in the retina.
In Romain Bobichon?s paintings, the grays are colored in dark, almost muddy nuances. This sometimes uncontrolled phenomenon in painting comes from aggregates of the material, meetings between colors. Colors that are nonetheless chosen, as much as the chosen stretcher formats, the work timeframes, which are partially chosen. Whereas the measurements of one's body, one's hands, one's torso are not chosen. The gestures are subject to the intuition of this body, these hands. Working conditions are variable: an unstable economy with changing natural light. The mind is nourished by collective stories in the daytime and solitary readings at night.

It is summer and the canvases are drying in the studio. I could describe to you in this text what I saw there: the formats, the colors, the materials, the forms. But a textual description of these paintings would not in any way show an exact representation of what you are seeing today as you read these words. In the same way that you and I do not have an identical visual spectrum, and that our eyes do not read the same nuances that are played out in transparency, the language that I will have used to partially describe these paintings will probably have been disturbed by my subjectivity and my personal emotions. On the other hand, the pictorial phenomenon is played out in each of the paintings and is being produced even as I write these lines: layer after layer, covering one painting after another, would not make it possible to create a static image of them. Whatever the case, it is obvious that if I could write Romain Bobichon?s paintings, they would not warrant being hung in front of you. However, silence is not called for and these words more clearly come from a relationship, experienced contextually with the works and thoughts shared with Romain than a vain search for a semiotic utopia (search for signs, to read them and say them aloud). This text is therefore to be apprehended like a commentary on a relationship superimposing (once again a story of layers) two presences: that of color and that of language.

If Romain Bobichon does not take anything from elements of the real, he pays particular attention to his thoughts for the others (artists) whom he summons like passing friends, more than chronological reference points in art history. He summons them to stroll with them in the history of forms and colors. At the end of the day, he leaves them without any regrets and returns to the solitude of his studio. In Romain Bobichon?s sedimentary paintings, there are layers of stories hidden in them, as there are in himself. They reveal his subjectivity as a whole and their relationships, which are woven in this space-time that is dedicated to them, as unique variants of themselves. All these layers of relationships, conditions, uncontrolled impulses spring up like "a surprise that (tells him) something (that he didn't know) already." (2) The colors talk to each other, "block each other, contradict each other; they live and die according to movements of destruction and perpetual reconstruction." (3) They are relational, they circulate between themselves, between you and me. Covering one painting after another creates this very canvas, creates a vibration, a visual noise that is perceptible according to the attention paid to these surfaces that retain the memory of those that preceded them, like sisters of another generation or past experiences that withstand time.

Have you already tried to specifically identify each instrument in an orchestra, each row that emits and composes a symphony? It is not really this identification that counts, but the very result of listening to it, and here, of seeing it. In the same way that heteroclite objects, which nourish the collecting of hoarders (people who keep everything or never throw anything out), do not have links to each other apart from their relationship to the body and their accumulator who lives in the last empty spaces of his invaded environment. Could abstraction be a form of pictorial Diogenes syndrome? Cannibalizing the memories of forms and colors, assembled and mixed in the painting's transparency. The accumulation of each form, each color, each musical tonality creates the sound coherence and visual perception of a homogenous and harmonious or dissonant ensemble depending on the intention of the writing, calling out to each other in the interstices of silences, of each of them.

Certain people fill the void with speech, in order to create a constant link with the other, as though silence altered the link between bodies and minds. Others appreciate the void between them. They hear each other in a shared sound void that slows down the discussion. This silence creates a link in the reception of information drawn from the discussion that preceded it. The empty space is one of the conditions of the relationship that Romain Bobichon creates with his paintings. It becomes a threshold between him and them, between them and us. He is both the conductor of his pictorial thoughts and the friend who creates an intimate link between each of his paintings, respectively being born in the context of his studios: located today in Saint-Beauzile, yesterday in Carquefou, and tomorrow?

Romain Bobichon evoked in our discussions the artist, theoretician and activist Tetsuo Kogawa, who gave an account of his experience in the Japanese free radio movement of the early 1980s. Kogawa reinvented the relationship of transmission and reception of radio waves: from broadcasting (massive diffusion) to the idea of narrow-casting (limited diffusion) involving a more intimate relationship with the receivers located in the intimate perimeters of the city, addressing a group of situated and involved people. We can thus situate the origin and the address of speech. Romain Bobichon also attempts to understand and apprehend these transmissions and receptions (massive/limited) relationships of the pictorial gesture: From where and for whom do I speak? From where and for whom do I paint?
Like signs of invisible punctuation, which dictate the rhythm of our enunciation (we do not see them, but they speak to us), abstraction, if it does not harbor signs, is not however mute. Then like the mouth, which permits us to share thoughts, the hand could transmit a pictorial thought, beyond writing. If the hand liberates speech, does the painting whispers thoughts on the fingertip to my eyes?

Liza Maignan

1."Sun.I? in English
2. SILLMAN Amy, Faux Pas. Écrits et Dessins, traduit et édité par Charlotte Houette, François Lancien-Guilberteau et Benjamin Thorel, After8Books, Paris, 2022 p. 76
3. Ibid.